Avant de remporter le Tour de France cette année, le Slovène Tadej Pogačar a fait sensation sur La Vuelta 19 en terminant 3e derrière son compatriote Primož Roglič et Alejandro Valverde, à seulement 20 ans, 11 mois et 25 jours. Mais il n’est pas le plus jeune de l’histoire sur le podium de la ronde espagnole. Rencontre avec Antonio Jiménez Quiles, 86 ans aujourd’hui, qui avait 20 ans, 9 mois et 25 jours quand la dixième édition de La Vuelta a rallié Bilbao en 1955.
La Vuelta 1955 reste dans les palmarès comme la première remportée par un Français : Jean Dotto a précédé Jean Stablinski (1958),Jacques Anquetil (1963), Raymond Poulidor (1964), Roger Pingeon (1969), Bernard Hinault (1978 et 1983), Eric Caritoux (1984) et Laurent Jalabert (1995). Elle marque le point de départ d’un rendez-vous annuel depuis lors et elle intervient après quatre années d’une quatrième interruption, pour des raisons économiques alors que les deux premières (1937-40, 1943-44) furent inhérentes à la guerre civile et à la deuxième guerre mondiale.
« Quand je me suis rendu au départ à Bilbao, je n’étais pas engagé et j’ai su seulement à la veille de la première étape (Bilbao-San Sebastián) que je pouvais participer », rapporte Antonio Jiménez Quiles, incorporé en dernière minute dans une sélection régionale devenue par sa présence Catalogne-Aragon-Andalousie. Il était le seul Andalou, en remplacement du fils de Santiago Mostajo, le directeur sportif de l’assemblage qui ne formait pas vraiment une équipe. « J’étais seul en réalité, je dînais à l’écart et je me massais moi-même après les étapes », rappelle celui qui est resté comme le meilleur performeur andalou de l’histoire du cyclisme, pro de 1954 à 1963, vainqueur d’une centaine de courses dont deux championnats d’Espagne de la montagne, et l’un des cent personnages qui ont compté dans la ville de Grenade au XXe siècle.
« Jiménez Quiles a lutté contre ses rivaux et contre l’indifférence générale », a titré le quotidien Ideal le 10 mai 1955. Le benjamin de cette Vuelta a reçu plus de marques d’attention au sein même de son équipe à partir de la 10e étape, Valence-Cuenca. Sa forme allant crescendo, il demanda à Mostajo l’autorisation de jouer sa carte personnelle. Accordée. Il se lança donc, malgré huit minutes à combler, à la poursuite des sept concurrents échappés dès le baisser du drapeau, pour se retrouver dans le final avec l’Italien Antonio Uliana, vainqueur du jour, et Jean Dotto, nouveau leader du classement général avant lequel deux autres Français, Gilbert Bauvin et Raphaël Geminiani, des cadors de l’époque, avaient porté le maillot distinctif, amarillo pour la première fois. La tactique de leur directeur sportif, Sauveur Ducazeaux, consistant à faire diversion en envoyant des équipiers dans les échappées, a payé ce jour-là – et limité Geminiani à la troisième place finale.
Troisième puis deuxième au général, Jiménez Quiles se souvient avoir à lui seul mis le peloton en file indienne pendant de nombreux kilomètres pour empêcher le retour de Dotto, victime d’une crevaison dans l’étape Valladolid-Bilbao. « Geminiani était venu me féliciter pour mon courage », se souvient-il, toujours ému. Le premier Espagnol de cette Vuelta qui comptait de grands noms au départ dont l’Italien Fiorenzo Magni, vainqueur du classement par points, était un inconnu. Il bénéficia des querelles internes à la sélection nationale, la rivalité entre Jesus Loroño et Federico Martín Bahamontes ayant abondamment alimenté la chronique des années 50.
Jiménez Quiles s’était lié d’amitié pendant cette Vuelta avec Bernardo Ruiz (95 ans), le vainqueur de 1948 qui coule une retraite paisible à Orihuela dans la province d’Alicante. « Nous nous appelons encore régulièrement au téléphone entre plusieurs coureurs de mon époque », signale le Grenadin, qui s’est reconverti dans le commerce, la restauration, le transport par autobus (le logo des Autobuses Jiménez Quiles était une silhouette de cycliste) et la location des voitures de luxe aux géants du cinéma (dont Sergio Leone) qui venaient tourner des films du côté d’Almeria. Il est revenu sur La Vuelta comme commissaire de course et s’est réjoui à chaque fois que l’épreuve a fait étape en Sierra Nevada (depuis 1979).
Sa performance demeure exceptionnelle dans l’histoire du cyclisme car seulement onze coureurs sont montés sur le podium d’un Grand Tour avant de fêter leurs 21 ans (les dix avant Pogačar étaient légalement mineurs). Le plus jeune est Henri Cornet, proclamé vainqueur du Tour de France 1904 à 19 ans, 11 mois et 19 jours. Fausto Coppi a remporté le Giro 1940 à 20 ans, 8 mois et 25 jours. Mais depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, seul Giambattista Baronchelli (2e du Giro 1974 à 20 ans, 9 mois et 2 jours) s’intercale chronologiquement entre Jiménez Quiles et Pogačar ! L’Andalou avait quitté Grenade muni d’un billet de train de troisième classe, il y est retourné en avion et fut accueilli triomphalement dans les rues d’une ville d’art et d’histoire qui n’était guère habituée à célébrer des exploits sportifs. Il y vit toujours, proche du centre-ville, et continue de regarder La Vuelta à la télévision.